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Ainsi
en arrive-t-on aux pommes peintes par Cézanne
et aux trous sculptés par Henry Moore, inversement
aux lacunes peintes par Atlan et aux boules sculptées
par Fontana. L'art actuel dessine la gravidité
à distance et par absence. C'est que les systèmes
de codage se sont plusieurs fois retournés sur
eux-mêmes, dans une oscillation due aux fréquentes
prises de possession du langage par le peuple.
L'histoire
de l'art de Gérard Bignolais a remonté
le temps du mot à la phrase, du segmentaire à
la totalisation. Son langage plastique, le
moulage, est le lieu d'un attouchement à
des endroits différents du corps humain comme
du corps social. On ne peut pas mouler tout "d'un
coup", il faut d'abord enrober le pied, la jambe,
la cuisse, le bassin... Mais une fois recomposée
le puzzle de cet acte morcelé de reconnaissance,
la pierre coulée et moulée devient une
entité qu'il faut admettre.
L'admission
de la sculpture finie au rang d'uvre pose dans
l'esthétique un problème ardu. Disons-le
d'une autre manière : ce n'est que dans l'état
de maturité où les uvres successives
transportent l'artiste que celui-ci apprend à
reconsidérer et son trajet et ses objets, deux
termes principaux de l'existence esthétique.
Je
ne cherche pas à instituer une coïncidence
entre la sculpture de femmes enceintes et le signe définitif
de la maturité de Gérard Bignolais. L'uvre
ramène toujours de l'inconnu sous les yeux ;
l'infini du processus de création ne s'enchaîne
que tant que le créateur cherche à lire
le mouvement de récurrence qui va de l'objet
visible au fond inconnu.
La
poussée de voir des femmes vraies sur le point
d'accoucher,
accouchant, est ainsi à la fois la pulsion
de l'homme voyeur et le désir de l'artiste d'affronter
l'inconnu de son propos de sculpteur. Si les réactions
du modèle sont pour Gérard Bignolais,
depuis longtemps, une des composantes de son travail
de moulage de l'inconnu, le modèle gravide était
l'un des lieux à explorer comme ceux de
l'handicapé(e) ou du cadavre.
Toutefois
une différence apparaît, nouvelle, parce
que les corps aux membres sectionnés, tordus,
déformés par les maladies et la souffrance,
rendus à la mort, étaient des simulacres.
C'est à dire des modèles sains appelés
à mimer dans la sculpture des figures nous renvoyant
aux affects de la douleur, de la fatigue, du deuil...
L'art était, à ce point, réaliste.
La sculpture était employée à créer
des sentiments et des sensations chez un spectateur
formé sociologiquement à interpréter
les codes plastiques. De la vieille femme réduite
à son torse (Madame
P.) au jeune homme suicidé (Pendu),
nous parcourions les solutions physiques de notre socialisation
: agressions, répressions, ruptures, effondrements.
Le
cas de la femme
enceinte est tout autre. Le contenu informationnel
est apparemment le même : gonflement des seins
et turgescence des mamelons se préparant à
la tétée, inscription des étapes
de la grossesse dans une plénitude "assurée"
des muscles et des chairs, position du modèle
prévenant les fatigues de la séance de
moulage, l'objet renvoie par ses caractères sculptés
à la réalité vécue. Ainsi
peut-on aller jusqu'à la lecture du nombril poussé
en bosse, de la remontée du ventre jusque sous
les seins...
Or
ces caractères visibles paraissent secondaires
par rapport au principal : le ventre contenant le ftus.
La prise de modèle dans une clinique d'accouchement
a eu le résultat certain de produire un signe
limite : tout autre ventre de femme risquait d'être
moins plein, moins signifiant.
La
grossesse est une image de la reconduction de l'espèce.
Est-ce tout ? Gérard Bignolais teste l'extérieur
d'un corps pour qu'il lui livre l'intérieur.
Le grand livre du corps, avec ses pores et ses plis,
la conformation osseuse et musculaire, avec ses élongations
et ses contractions, ses finesses et ses nuds,
lui a déjà beaucoup appris sur les rapports
tendus entre un soi profond et un espace social pas
toujours confortable.
Souvent
la mémoire de l'espèce a été
proposée comme le dernier rempart à l'injustice
externe, au désespoir de liberté, au présent
sans chaleur. On dit que l'espèce espère
toujours un futur plus heureux. Nos civilisations contestent
aujourd'hui ce repère (et repaire, heureux-pére)
d'une Nature fraternelle. Les femmes et les hommes hésitent
à jeter l'enfant dans le bain de la solitude
et de l'inégalité, du meurtre et de l'égoïsme.
Le
corps
de la femme va à la rencontre d'une Nature
sociale qui reste à analyser, quand on sait que
toute naissance est "assistée". Gérard
Bignolais, entrant délibérément
dans le circuit clinique (avec des complicités
médicales qui intriguent, même si elles
sont responsables), n'a rien perdu de cette opération
qui semble vouloir délier la mère de ses
angoisses, cent manipulations hautement civilisées
entourant l'acte de naissance de gestes dont on ferait
bien de revenir sur le côté banal.
On
voit que l'interrogation portée sur la gravidité
a désormais des renversements de réflexion
qui dépassent la seule confirmation de la propagation
du genre humain. Fabrication d'embryons à des
fins de recherche (clonage, hybridation), procréation
sans sexualité (embryons congelés, insémination
postmortem, mères porteuses, hypothèse
du père porteur), la réalité génétique
nous engage peu à peu à quitter les refuges
mentaux que pouvaient être le ventre "accueillant"
et son ftus "rédempteur".
Gérard
Bignolais attaque ici la sculpture dans son concept
d'éternité. La plénitude de la
femme est bien abordée dans des blocs de pierre
d'une sérénité antique ; mais cette
sérénité d'allure n'est pas accompagnée
de la tranquillité d'esprit qu'on suppose au
thème de la grossesse.
L'Art
n'est pas plus libre de proposer son éternité
que la reproduction humaine ne peut se targuer d'être
la représentation ultime de la Liberté
Raymond
Perrot, Paris,
décembre 1986 |
membre
de l'A.I.C.A) |
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voir
la Bibliographie des textes de R. Perrot sur G. Bignolais:
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