La
sculpture de Gérard Bignolais a besoin de modèles.
Mais les modèles ont-ils besoin du sculpteur
?
Les
raisons et les sous-raisons, qui suscitent cet art de
la statuaire encore représentative du corps humain,
chez Gérard Bignolais et quelques autres dans
notre siècle plutôt voué à
l'abstraction, sont ce que les uvres en montrent
: si ces uvres existent ce n'est pas pour rien,
elles demandent assez de détermination pour s'imposer
en anti-courant dominant, en besoin de voir persister
en art la figure humaine. Pour comprendre ce mode représentatif,
il suffit d'avoir quelques connaissances sur l'art ancien,
et sur les combats actuels entre l'art officiel et l'art
réel des artistes. Or, peut-on trouver, sur cette
face réelle et du côté du modèle
obligatoire de cette sculpture humaniste, une même
détermination et un même besoin ?
Gérard
Bignolais a des modèles, trouve des modèles
qui entrent dans son projet du moment. Un se rappelle
l'aventure vécue dans une clinique de Grenoble
où plusieurs femmes, sur le point d'accoucher,
devinrent, grâce à un entour psychologique
et médical sérieux, les modèles
d'une série appelée aujourd'hui Les
Femmes de Grenoble. Le projet n'a pas toujours cette
allure de défi : si Gérard Bignolais voulait
alors affirmer qu'un corps gravide n'a pas moins d'authenticité
qu'un corps de femme non gravide, si en d'autres occasions
la même affirmation visait un corps vieux, ennobli
justement par ses plis, ou un corps mort (d'animaux,
non moins émouvants), on a pu voir aussi un intérêt
du sculpteur pour des jeunes femmes ou des enfants plutôt
agréables à regarder. En quoi l'aspect
du modèle interviendrait dans une pose qui se
donne, finalement, comme une sculpture couchée,
assise ou debout ?
Un
modèle en peinture, nous savons ce que c'est
: l'être particulier que l'on va portraiturer.
Qui, s'il est nu, prête son anatomie à
une représentation symbolique, devient la métaphore
du confort, du délassement ou au contraire de
la lassitude, de l'attente de la jouissance, du geste
amoureux même. En sculpture, un modèle
est là pour donner corps à la sculpture.
Il est déjà sculpture, pleine et entière,
solitaire dans l'espace qui tourne autour, et qui "va
jusqu'aux étoiles" selon Ipoustéguy.
Le modèle d'un sculpteur est une usine de formes
latentes.
Gérard
Bignolais s'en est déjà expliqué
: c'est un même mouvement chez le modèle
qui lui fait accepter l'idée de poser, et jouer
son jeu propre dans le répertoire des poses possibles.
Cette somme des poses possibles contribue à constituer
l'esthétique de la sculpture. Or le modèle
accepte cette esthétique et à la fois
y déroge. Il y a toujours une différence
entre ce qu'on entrevoit de faire d'un corps, et "le
vivant" de ce corps qui s'affirme dans un instant
d'intégrité incompréhensible. Devant
cette vibration du vivant le sculpteur se sent incompétent.
Le
Docteur Jacques Angelergues appelle ici cet
indéfini : "vertige". Car, remarque-t-il,
il ne peut y avoir que trou vertigineux à l'endroit
où modèle et artiste interrogent "le
secret" entraînés qu'ils sont tous
deux dans la volute d'une "obsession de la précision".
Compris tout en restant insaisissable, le "mouvement
perpétuel de la vie" (chez ces femmes "toutes
dissemblables, dans la totale originalité jamais
redoublée de l'anatomie") n'est-il pas à
la source du choquant que cherche le sculpteur, ce même
choquant qui nous fait ensuite détourner les
yeux devant une sculpture de Gérard Bignolais
?
Les
modèles viennent chercher, en ce laboratoire
de la réduplication problématique, la
marque de leur différence ? différence
qui, si elles sont femmes, n'est perceptible que dans
la non-superposition entre ce qu'elles savent d'elles
et la grande icône stéréotypée
"Femme". Et rien n'interdit de penser que
cette non-superposition est tout aussi perturbatrice
pour les individus mâles naturellement affrontés
au grand signe mythique "Homme".
Qu'on
parcourt les déclarations de quelques modèles
femmes, on y lira l'étonnement de ne pas se reconnaître
dans l'effigie terminée : "Je n'eus aucune
réticence que (la sculpture tirée de mon
empreinte) soit montrée ; le cri représenté
déformait mon visage et j'étais persuadée
de ne pas être reconnaissable" (N.C.) ; "Ce
qui m'inquiète, par contre c'est cette supériorité
qui se dégage de ce corps figé. Moi, à
côté, je me sens vulnérable, humaine...
ce corps de pierre me domine, impassible et serein"
(G.D.)
; "Une empreinte de moi, froide... figée
définitivement" (M.).
D'autres ne s'empressent pas d'aller voir le résultat
: "J'avais peur de ne pas supporter mon image...
D'ailleurs je ne l'ai pas encore vue" (M.) ; "Je
n'ai jamais vu ce moulage" (D.
R.) ; "Le modèle souhaite-t-il voir
son double exposé ? En fait, il est très
fréquent que les modèles ne viennent pas
voir la sculpture réalisée" (N.C.).
Un même vertige s'inscrit dans les réflexions
que les moments du moulage suscitent chez le modèle.
Notamment, la première phase peut être
vécue facilement grâce aux défenses
construites en terme de narcissisme et d'exhibitionnisme
: le sujet s'y attend, la mise à nu faisait partie
de l'acceptation d'être moulé. La voix
rassurante du sculpteur et la température tiède
du plâtre prolongent un court instant les prémices
érotisées. Après, le chaos s'installe,
chaque modèle voit apparaître "des
sentiments complexes, contradictoires" : "Et
puis le plâtre chaud coulant sur mes jambes, mon
sexe, sur mon corps, je tremblais ne sachant plus si
cela était agréable ou terrifiant"
(D. R.), "Très vite la prison de plâtre
se referme inexorablement et je dois lutter contre moi-même
pour ne pas hurler" (M.)...
Rendu
aux préceptes de la conservation de sa vie, le
modèle doit faire le partage entre les risques
véritables et les risques imaginés. On
peut suivre, à travers les témoignages,
les mouvements désordonnés d'une sorte
d'aiguille de lecture comme si le modèle cherchait
quoi penser de "juste" : à la perte
des poils, au bain qui ôtera les parcelles de
plâtre incrustées dans la peau ? Ou bien
à la mort, à la naissance, à l'existence
ftale, à l'amour, à la haine (ici
peu exprimée : envers soi pour avoir accepté
cette épreuve, à l'égard d'un sculpteur
trop persuasif) ?
Ainsi
l'une s'inquiète de sa soumission : est-elle
devenue modèle par "désir d'une image
indestructible", ou par recherche d'une "dépendance",
d'être livrée sans défenses (sous
la chape de plâtre, s'interdisant de briser cette
chape) à la volonté d'un homme, tout sculpteur
qu'il soit (D.R.). Une autre analyse directement son
fantasme : "J'ai pensé à une naissance...
Mais je me suis trompée. Ce n'est pas moi qui
suis née ce jour-là" (G. D.). Une
autre remarque que chaque moulage d'elle a été
une expérience différente, parce que le
corps reprend "sa vie autonome", déjouant
par ses réactions inattendues les images que
l'esprit s'était formé par avance (N.C.).
Dépit
de soi ? Déception de la libido ? Désenchantement
de ne pas trouver, en cette expérience peu commune,
les mots capables de clarifier l'orage des sensations
? Les plus entraînées à la pensée
sur soi concluent à une rencontre avec l'indépassable
: "Et moi qui néglige mon enveloppe de chair
pour tenter d'atteindre au fond de moi la substance
qui me révélera ce que je suis, je n'atteins
pas la plénitude de mon double" (G. D.)
; "C'est un retour... à l'infracassable
noyau de nuit" dont chacun de nous est "intensément
et incommunicablement" dépositaire"
(M.).
Si
le sculpteur se ressource à quelque chose de
l'humain qu'il a pressenti, ce fugace de la différence
dans la norme et de l'incompatible de la forme par rapport
à l'idée, son uvre enregistre aussi
cette position de guetteur auprès du seul objet,
le corps, pouvant lui renvoyer et la fragilité
de l'art et l'incompréhension native pour un
réel toujours autre.
Raymond
Perrot, mars 1992 |
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voir
la Bibliographie des textes de R. Perrot sur G. Bignolais:
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