J'aime
ça. Ça qui fait qu'on ne tombe sur un
os que pour lui rendre sa chair. Il n'y a pas plus charnu
que l'os sur lequel tombe Bignolais. Le véritable
artiste est celui qui ronge l'os au fur et à
mesure qu'il le fait disparaître sous la chair.
Être affamé de cette façon, c'est
déjà commencer une oeuvre qui comptera.
L'os ne devrait exister que pour nous procurer des sensations
de première acuité sur son enveloppe charnelle,
fumante, meurtrie ou jouisseuse, animale ou languide,
dans notre corps en alerte.
L'os nu, ou en poussière, ce désespoir
des rongeurs, est aujourd'hui au centre de nos cultures
de la désincarnation. Jamais la chair n'a été
tant vendue, jamais elle n'a été aussi
trahie, humiliée, conditionnée. La plupart
des connaissances mandarinales que l'on nous jette en
pâture sont squelettiques. Elles n'ont même
plus la peau sur les os, même plus de moelle à
nous donner à sucer. C'est l'ossuaire grandissant,
sur toutes choses agissant, mettant la mort dans l'âme
là où il nie la chair.
Le premier des os, le plus indispensable, c'est la Raison,
selon bien des clercs, ennemis de la vie, passés
maîtres dans la triste chirurgie consistant à
amputer les instincts du droit, qu'ils tiennent de leurs
origines, de produire de la vérité et
du savoir, au même titre que l'intellect. Jadis,
l'os rationnel servait surtout à démontrer
en quoi les passions humaines, sans lui, ne sont que
déséquilibres, ignorances, entraves au
progrès. Il charpentait l'esprit contre tous
ces appauvrissements. Plus tard, avec la montée
des techniques, l'esprit s'est voué entièrement,
ou presque, à son os, la raison. C'est ce qui
explique que de nos jours on ne parle plus que de structures
(d'ossature).
On structure à tout-va. Jusqu'au souffle intérieur,
celui qui fait craquer toutes les coutures de l'être,
pour plus de conscience de ce que nous sommes, plus
de libération de soi, on prétend le structurer.
|
 |
C'est ainsi que le corps en devient une machine que
la société structurée fait tourner
au gré de ses intérêts, de son matérialisme
de pouvoir et d'argent. L'essentiel, alors, c'est que
la mécanique soit efficace, docile à toutes
les illusions.
Qu'on
ne s'y trompe pas, en écrivant ces lignes, je
n'ai fait que saluer Bignolais, au plus près
de son oeuvre. Lui, c'est tout le contraire de ce que
je crains de l'os. Son exigence est vertébrale,
ça oui, mais comme vertébrale, cette colonne
bande.
Il n'a pas besoin de désosser pour nous laisser
seuls avec la palpitation inouïe des fonds de corps.
Ses corps parlent plus vrai, plus dru, plus immédiat
et prophétique que ceux que la mode montre, jusqu'à
pornographie.
De ce débordement organique, il a le fort secret.
Mais ce secret a une odeur de femme. On peut le respirer,
tantôt comme une blessure, tantôt comme
un fruit, ou encore comme un moment botanique de la
folie des sens. Je ne m'étonne guère qu'il
sculpte si bien les femmes. Il en mesure les ventres
désirants, les entrailles incomprises. De l'orgasme
au placenta, de la louange à la malédiction,
Bignolais, en « créant la Femme »,
n'oublie pas le risque qu'elle prend, de par le monde,
chaque fois qu'elle aime, d'être traitée
en objet. Il y a une trace de ce soupir des infériorisées
dans la belle et abondante image qu'il nous donne d'elle,
en la tirant vers son exception.
Mais je sais aussi lire, dans ce Livre de son corps,
quelque chose comme l'écriture explosive d'une
soif d'intégrité. Pour tout ça,
que Gérard Bignolais soit applaudi. C'est un
artiste et un homme importants, par les temps qui courent
et au-delà.
|