Lorsque
Khnoum, le divin potier, eut terminé son ouvrage
de terre glaise, il essuya ses cornes et se recula un
instant pour contempler son uvre : sur son tour
cosmique et dans le néant, brillait encore humide,
un uf C'était un bel uf. Un bel uf
qui contenait, excusez du peu, l'Océan Primordial
d'où émergea bientôt le Tertre,
puis le Soleil sous la forme d'un oiseau. Le Monde était
créé. L'ordre succédait ainsi au
chaos.
Khnoum
décida ensuite de créer l'Homme. Il fit
comme il savait faire : un pot avec des jambes, des
bras, un sexe, une tête avec des trous. Il installa
à l'intérieur une rate, un cur et
quelques menus éléments. Sans doute ne
lui restait-il plus que quelques miettes d'argile quand
il voulut faire, dans l'urgence et par économie
de moyens, un cerveau, qu'il bâcla, forcément.
Khnoum
ne fut pas le seul à créer l'homme avec
de la glaise, ainsi Mami, la mésopotamienne et
Ta'Aroa, le tahitien, qui mit également du sable
et la Grand-mère du peuple Quiché qui
fut si mécontente de la mauvaise tenue de la
matière qu'elle détruisît son uvre
et il nous reste encore ces paroles d'initiation à
Babylone "nous sommes des pots fraîchement
moulus... ".
Cet
uf, ces pots où se prépare le monde
et où se recueille la Divine Lumière au
risque de les briser comme il est dit dans la Kabbale,
c'est l'Homme avant l'homme, ce creuset à la
paroi si mince, cet espace pris sur l'espace et qui
enclôt de la vie, de la pensée et de la
spiritualité.
Et
c'est bien cet espace-là qui construit l'uvre
de Gérard Bignolais, car en passant de collectionneur
de pots à collecteur de peaux, en moulant avec
de la terre un être humain, il refait les gestes
de Khnoum (du reste, s'il n'en a pas la tête ovine
il a bien cette tête de Dieu Pantocreator que
l'on trouve dans les manuscrits coptes ou dans les mosaïques
d'Istanboul !). |
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La
terre qu'il parcourt... si elle est ronde, c'est qu'elle
a des fesses et des seins, ou un ventre prometteur...
Marc
Giai-Miniet. |
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Il
y a chez Gérard Bignolais une quête visionnaire.
Il s'en défend mais son vase sacré - son
Graal - est là sous sa main, émietté
et dispersé en mille signes sur le corps de ses
sculptures. Son Graal a des jambes. La terre qu'il parcourt
n'est pas ronde, ou si elle est ronde, c'est qu'elle
a des fesses et des seins, ou un ventre prometteur.
Mais son chemin et sa passion sont plutôt faits
de boursouflures, d'entailles, de fentes et de failles
comme si à la place des pieds le corps entier
de ses sculptures s'était frotté sur ce
chemin et en avait relevé toutes les blessures.
Gérard
Bignolais ne veut plus se servir des cartes habituelles
du corps celles des médecins qui codIfient, qui
règlent et qui mesurent notre déchéance.
Il brouille tous les repères pour s'inventer
une géographie autrement douloureuse. Une sorte
d'anatomie de la compassion. Une anatomie du sens.
Il
multiplie ainsi sur ce sac de peau les renforts, les
ajouts, les pièces de soutien comme pour mieux
le consolider, comme on faisait autrefois avec nos vieux
cartables d'école. Cela forme un patchwork, un
ravaudage d'épidermes de sculptures, un étrange
arlequinage de matières et un mixage de couleurs
que Khnoum n'avait pas prévus.
Gérard
Bignolais force les corps à avouer leur possible
apparence - loin du maquillage ou du tatouage - qui
vient des profondeurs de la terre dans tous les sens
des mots, et leur aspect est terrible.
Et le Terrible est le commencement du Beau, comme disait
Rilke. |